Un beau coup de Levant

Qu’ils sont tristes ces hivers où souffle, presque en permanence, le vent d’ouest qu’on appelle dans le midi « Narbonnais» et que l’on dit « ni chasseur, ni pêcheur». Trop doux et trop fade, il ne provoque pas de mouvements de gibier et donne à la chasse une saison sans caractère. Lorsqu’il est installé  dans notre ciel de Camargue on sait bien qu’il ne s’en va pas facilement et que seuls le Mistral ou un fort coup de mer pourront l’en déloger. C’est au changement de temps qu’il ne faudra pas rater le premier affut car on peut être certain que les canards vont voler. Ca y est enfin ! Deux semaines de printemps en décembre, cinq bredouilles consécutives, on a beau se vouloir philosophe, cela commence à bien faire. Mais un peu avant midi on a commencé à deviner au loin le bruit de la mer et tout de suite le Levant a pris de la force. Par moments il jette des paquets de pluie contre la façade et on l’entend hurler dans les arbres autour de la maison. La tenue imperméable et les affaires sont déjà dans la voiture, il ne manque que la chienne… 

Des deux cotés de la route il y a de l’eau et encore de l’eau. Par moments elle arrive par vagues sur le capot et cela augmente encore l’impression d’un déluge. Voilà le bois de pins, flou et presque invisible avec ce temps, qui marque la limite entre les dernières terres et le marais. Paul, l’ami fidèle, le camarade des bons et des mauvais jours, est là qui m’attend. Il y a déjà cinq voitures sur le parking des chasseurs mais nous savions bien que nous ne serions pas seuls. Je me gare au plus sec, le vent referme brusquement la portière derrière moi et je suis tout de suite trempé. La violence des éléments semble réjouir Paul qui, jovial comme à son habitude, se marre comme un «simple». Ha ! Quel beau coup de temps, on va se régaler ! Il dit les choses avec l’enthousiasme d’un gamin à qui l’on vient de donner l’autorisation de jouer. Débordant d’idées sans queue ni tête il s’amuse naïvement de tout, je crois qu’il est resté enfant, un enfant parmi les hommes. Les chiennes se font de grandes fêtes, ravies elles aussi de se retrouver et nous partons au plus vite vers les postes. La boue glissante du «lévadon»* ralentit notre marche et le vent s’obstine à vouloir nous faire reculer. Dans le ciel où se bousculent d’énormes nuages, de petits groupes de canards filent hauts malgré la tempête dans la direction du Rhône…Ils se fatiguent pour rien car, avec ce temps, les grands étangs de remise sont démontés et, une fois posés dans les vagues, ils auront à ramer sans cesse et lutter en vain dans la houle. Quand ils s’apercevront ne pas pouvoir tenir longtemps dans de telles conditions, ils se souviendront qu’ils étaient bien mieux dans l’abri du marais et on les reverra surement avec la nuit… Mais qu’il est long ce kilomètre ponctué d’averses et de dérapages. Les chiennes qui habituellement courent en tous sens marchent derrière nous, têtes rentrées dans les épaules et la queue un peu basse. Elles doivent se dire que ce n’est pas un temps à mettre un Labrador dehors… Je sais par les voitures garées où sont les chasseurs arrivés avant nous. Ici tout le monde se connait et chacun a ses habitudes. D’ailleurs je devine là bas au bout du premier clos les silhouettes armées des deux frères Giraud et un peu plus loin celle du grand Joël. Plus loin encore des taureaux et des chevaux se tiennent culs au vent, serrés et immobiles. Paul et moi irons «aux trois piquets». Une bonne place un peu à l’écart de la cohue car il ne va pas manquer de «clients» pour la passée. Et puis j’aime cet ilot de salicornes noyées perdu au beau milieu des roselières. C’est là qu’à seize ans je tuais ma première sarcelle, au dernier coup du septième triplé soit vingt et une cartouches tirées pour un oiseau…Un beau mâle en couleurs qui, juste «déguidonné»** avait donné bien du fil à retordre à ce bon vieux «Citron», le chien de Joël justement. Malgré la distance on  devine quelques coups de feu  tirés sur une volée qui passe trop haut, et bien entendu rien ne tombe. Puis, très vite, le soir est là qui estompe tout des autres hommes et maintenant les yeux cherchent à percevoir dans l’ombre l’arrivée d’un premier oiseau.Trois ombres aux cous tendus foncent sur moi et me surprennent. Ma cuissarde reste coincée dans la boue et, en déséquilibre, je gâche cette première occasion. Je suis un peu dépité mais tout de suite une sarcelle isolée passe bas sur le roseau. Elle tombe devant moi et je n’ai pas encore fini de recharger quand la chienne la dépose à mes pieds. Je suis mouillé jusqu’au fond des bottes, la veste neuve vendue pour être étanche ne l’est pas, la pluie a trouvé cents chemins pour ruisseler entre les vêtements et la peau, peu importe il ne fait pas très froid. Paul qui est posté à cinquante mètres sur ma gauche tire deux coups serrés. Je ne vois rien voler et avec ce vent je ne risque pas d’entendre si sa chienne part ramasser. Ensuite plus rien, tous les postes restent silencieux, c’est à n’y rien comprendre. Des minutes qui paraissent des heures et, sans que je les ai vues arriver, cinq sarcelles sont posées entre Paul et moi. C’est à lui d’ouvrir le bal car il est  sous le vent et, normalement, elles vont me remonter sur la tête. Je sais qu’il ne va pas trainer et me tiens prêt. La voix claire du calibre vingt m’avertit et trois oiseaux se cabrent un instant sur le clair pour se jeter aussitôt dans l’obscur. J’en rattrape un de raccroc et me dis que ça n’est pas si mal dans de telles conditions. Des coups de fusil partent à droite et à gauche, un peu n’ importe où dans le marais. Paul tire encore une fois, je  tue un colvert difficile et en manque un autre «comme un camion» juste au moment où le vent «casse». Alors la pluie cesse également et très vite tout devient morne et vide. Peu après on entend vers la digue un groupe qui discute à voix hautes en rentrant aux voitures… J’espère une dernière occasion mais l’affut est fini. Inutile d’attendre d’avantage car maintenant la nuit est complète, comme si quelqu’un avait tout éteint. Un moment encore à rester dans le noir du marais devenu muet également, et Paul me rejoint. En tirant comme à son habitude il a fait carton plein, une bien jolie chasse, trois sarcelles et un male chipeau tandis que je n’ai que deux sarcelles et un colvert. Je pourrais avoir au moins deux pièces de plus mais on n’est pas là pour remplir les congélateurs. J’avance quelques circonstances atténuantes tandis que Paul s’excuse presque d’être aussi bon fusil. En revanche il ne se montre pas avare de moqueries pour le prix facturé de ma superbe tenue couleur roseaux… 

Nous prenons tranquillement le chemin du retour. Sur le canal une péniche passe, jetant le bruit saccadé de son moteur dans le silence. Paul rit de la boue glissante qui cherche à nous faire tomber ou bien, passant un fossé trop profond, l’eau froide qui «embarque» tout à coup dans les cuissardes. Paul, l’enfant parmi les hommes, heureux de vivre ces moments et qui ouvre les bras vers le ciel pour remercier Eole, le dieu régisseur des vents, de ce beau coup de levant et cette bonne passée. Les chiennes qui ont filé devant aboient en arrivant aux voitures. C’est le grand Joël qui a « tombé » trois canards sans en retrouver un seul. Citron est mort depuis longtemps et il n’a jamais voulu le remplacer. Parce que demain matin je travaille de bonne heure, ils iront les chercher avec la chienne de Paul. Dommage j’aurais tellement aimé être avec eux.
David Magnan                  
*Chemin en hauteur qui sépare deux marais.        

**Blessé en bout d’aile


Récit: Paul le Camarguais

Jusqu’à  la Saint Nicolas le thermomètre s’était obstiné à affleurer le zéro aux aubes seulement. Et même si parfois une éphémère gelée matinale scintillait par places dans la campagne alentour et laissait pressentir l’arrivée des vraies journées d’hiver, on sentait encore bien trop la douceur d’un automne qui n’en terminait pas. Pourtant, peu après le milieu du mois, un souffle léger du nord avait brossé le ciel des derniers nuages et ceux des hommes qui savent encore démêler les fils invisibles de la vie sauvage  laissèrent les taches du quotidien pour aller retrouver leur coin de marais. 

La barque mue par la longue perche progresse sans peine dans le dédale des roubines enserrées de roseaux. Parce que tout du marais a ce soir la couleur du mastic Paul le Camarguais sait bien que le temps va changer et que le froid va s’installer pour de bon. C’est ce qu’il attendait, c’est la raison pour laquelle il se trouve là, comme apaisé d’avoir cette fois encore pu répondre présent à l’appel de son instinct. Voilà l’endroit choisi, une  cabanette sans aucun confort faisant face à un clair peu profond et bien abrité des quatre vents. Il y dépose tout son attirail. Sa labrador qui ne le quitte jamais s’est déjà installée sur un vieux sac de toile. Il faut encore disposer les formes et atteler les appelants, que le piège soit tendu  avant la nuit. Tout à son affaire  l’homme entend bien avant de les voir les « pi-ouit » d’une bande de vanneaux brassant l’air de leurs ailes trop grandes. Hauts dans le ciel les oiseaux de bon présage font route plein Sud pour un pays lointain. Alors le chasseur sourit comme pour lui-même… 

Maintenant les canes font au Mistral qui s’excite un accueil chaleureux. Paul écoute les  chanteuses qui là bas dans le vent répondent à leur males en d’interminables tirades ponctuées seulement de  l’appel plus paisible d’un demi-cri. Il fouille régulièrement la nuit car il est certain qu’elle lui amènera du gibier, la chienne rêve à un râle piéteur qui la fait tourner en bourrique dans un marais de brume, le temps s’écoule sans impatience…                                 

Bien plus tard, longtemps après que la lune se soit couchée abandonnant aux seules étoiles le soin de guider les bohémiens du ciel, notre homme est toujours là qui prolonge inlassablement sa veille solitaire. Et soudain, dans un appel plus soutenu des canes, il voit glisser sur le clair les ombres d’une bande de gibier. Tout de suite sept canards sont posés là, à une vingtaine de mètres sur la gauche du poste et lui sait déjà que ceux sont des milouins. Pour avoir passé tant et tant de nuits à guetter toutes les sauvagines il peut les identifier d’un seul  coup d’œil, à une attitude ou à un simple détail. Il connaît aussi les chants d’appel ou les cris d’alarme de toute cette faune si variée, et c’est bien là toute sa force. Malgré l’obscurité il devine les têtes rousses et les corps bas sur l’eau et, parce que les oiseaux lui paraissent confiants, il décide d’attendre pour tirer que les cols rouges soient bien groupés. Ensuite le coup de feu s’est perdu dans le vent et pas une aile n’a battu l’air, puis la barque a glissé sur le noir pour aller récolter les beaux oiseaux et Paul les a disposés avec soin sur une planche dans la petite cabane. C’est de la belle chasse venue du nord lointain, de cette vraie sauvagine faite pour les longs voyages et qui escorte depuis toujours la naissance des hivers. Le chasseur a enfoncé un peu plus son passe montagne car il a presque froid. La chienne a posé la tête contre la jambe du maître et il sent sa chaleur. Lui songe à la famille des milouins venue  jusqu’ici achever leur vie d'errance. Il voit la cane au nid de Mai dans les roseaux de Suède ou de Hollande, il imagine  la couveuse inquiète pour ses œufs puis les poussins en duvet, nageurs indisciplinés autour d’elle. Et il est presque triste d’avoir ôté toute cette vie.

Peu après la pointe du jour trois sarcelles surgies de nulle part rasent les formes et, comme catapultées par un  invisible ressort, grimpent en flèche sur le ciel déjà rose. Paul tire d’un appeau des « trutrut »langoureux. Les oiseaux décrivent une large boucle suivie d’une autre plus resserrée pour finalement consentir à la pose, mais seulement tout en limite de portée. Ce gibier là a sans doute appris la musique des huttes plus au Nord. Quoi qu’il en soit les charmantes inquiètes demeurent totalement immobiles, cous démesurément tendus. Alors, sans attendre plus longtemps, le fusil adresse deux gerbes pressées à celle paraissant la moins éloignée. Touchée elle s’envole lourdement pour aller se reposer en bordure du clair et gagner aussitôt à la nage le plus fort de la roselière. Tout à l’heure la chienne rapportera un vieux mâle à tête de clown.

Le jour a poussé la nuit, deux mouettes se disputent un minuscule poisson en criant mille sottises, un vol de flamands roses passe en planant doucement comme pour mieux narguer les canes…

Ce matin un soleil pâle de Décembre dit qu’il est arrivé le temps des frimas et des oiseaux venus des contrées lointaines. Mais Paul Negret le savait déjà, il l’avait deviné, entendu l’appel immuable. Et, pareil à ces grands migrateurs, lui aussi avait obéi à cet ordre clair.

Maintenant il est l’heure de renoncer aux étendues sauvages emplies de solitude et pour notre homme c’est à chaque fois cette étrange impression d’abandonner là une part de lui même.  Pourtant il faut bien se résoudre à repartir et se fondre à nouveau dans le monde des autres hommes, ceux qui n’imaginent sans doute même pas que tout cela puisse véritablement exister.

Là bas au cœur des lagunes deux grands courlis cendrés se répondent en « cuut cuut » doux et prolongés et finissent par se rejoindre, puis tout redevient silence. Haut, très haut sur l’azur un ballon de Pilets glisse en direction du Vaccarès et peut être même au-delà encore, par delà nos rivages et la mer, jusqu’aux marais de l’Afrique nourricière. Paul le Camarguais les suit des yeux jusqu’au-delà de l’horizon et son esprit les accompagne sur leur route de la liberté.